"Tous les mots mentent!" C'est ce que s'exclamait le XVIème Karmapa en prenant l'aspect d'une déité courroucée lors d'une importante cérémonie. Arborant la coiffe noire, assis sur une peau de tigre, il brandissait un vajra de la main droite et tenait un poignard de l'autre.

"Tous les mots mentent! Tous les mots mentent!" Mais qu'est-ce que cela veut dire? Et si je le dis, ce sera donc un mensonge? Est-ce là une déclaration lyrique visant à induire chez l'auditeur un changement de perception? Ou alors voulait-il dire que les mots servent à séduire et à fabriquer une réalité : celle qu'on voudrait partager, ou celle qu'on voudrait donner de soi? Ou bien que tout est faux, qu'il n'y a rien de fiable en ce monde, et en particulier ce qui est exprimé par le langage, non-pas que nous soyons menteurs mais que le langage lui-même ne puisse rendre compte de ce qui est?

"Tous les mots mentent!" Mais pas les miens? S'il en est, certains mots ne mentent pas alors? Ah! Mais peut-être qu'une assertion si radicale peut réduire à néant toute croyance, toute certitude et toute supposition à son endroit! L'affirmation éradicatrice de toute affirmation... y compris ce qu'elle prétend montrer. Il n'y aurait donc rien sur quoi faire fonds.

"Tous les mots mentent!" Alors j'arrête d'y croire, j'arrête de suivre tous ces discours entrelacés dans mon mental, toutes ces émotions qui ne durent pas plus qu'un déjeuner de soleil, et ces autres émotions qui s'enracinent à mon insu telles des pieuvres de l'ombre. J'abandonne ces concepts tantôt simplistes, tantôt abstrus. J'accepte de n'être qu'un(e) imbécile, une coque de noix dérivant sur l'océan de l'ignorance. On verra bien. Qu'ai-je à perdre, moi qui suis déjà perdu?

"Tous les mots mentent!" Ah c'est ainsi! Je n'ai donc plus qu'à me calmer. Et je reste là, n'attends rien, ne redoute rien, ne fais et ne dis rien de spécial. Je suis juste... là! Et même dans l'action, dans la pensée, dans le désir, la répulsion, ou je ne sais quoi encore, me voici tranquille au centre de moi-même, cette chose dont je n'ai aucune envie de dire qu'elle est merveilleuse ou pitoyable (ce serait un mensonge n'est-ce pas?)
"Tous les mots mentent!" Je suis silence! J'écoute! Car au-delà du Vide, ayant laissé s'effondrer toutes les prétentions, les peurs comme les espoirs, l'ego et le non-ego, cette mayâ et sa porosité métaphysique n'en est pas moins présente comme myriades de fantaisies, bonnes à vivre, tant ineffables que rustiques. Mais alors, tous ces mots disent le jeu divin, celui qui se cache dans la crypte des phonèmes, cette initiale vibration, nue, et surgissant indissociable du son, de l'air et des images?!?

Merci Karmapa. Vous aviez un œil perçant et l'autre plein d'amour. L'un perçait les apparences trompeuses et l'autre les restituait comme ornements de Cela-Qui-Est. Vous aviez un air sévère et un sourire d'ange. Cet air du yogi qui maitrise ses neuf trous avec le sourire de l'amant de l'Univers.