Parce que l'investigation méditative ne cesse pas et que d'instant en instant, il reste quelque chose à découvrir, nous sommes toujours des débutants. C'est ce qui rend belle, agréable et bonne la voie.

Grâce à la méditation, nous pouvons très progressivement comprendre comment fonctionne l'esprit, quels sont les facteurs mentaux qui engendrent des sensations de plaisirs, de bonheur, de souffrance ou encore de colère. En-dehors de cette simple compréhension, nous restons plutôt asservis aux sensations. Nous prenons pour vérité les sentiments qu'engendrent les différentes sensations. Par exemple, si un aliment ne nous apporte pas de satisfaction, nous dirons qu'il n'est "pas bon". Si une personne nous fait souffrir, nous penserons qu'elle est "mauvaise". Si un évènement nous perturbe, nous dirons peut-être qu'il s'agit d'une "malédiction" ou d'une "punition" envoyée par un dieu ou un être tout-puissant... L'inverse est également vrai. Enfin, lorsque les phénomènes ne produisent aucune sensation, nous y sommes totalement indifférent, et en général nous n'en avons même pas conscience. Aussi, à force de prendre les sensations pour des "réalités", notre relation au monde devient très rigide. Nous n'avons pas de recul sur la réalité des choses, ce qui provoque notre identification à ces sensations : "j'ai du plaisir à regarder ce film, donc c'est un bon film et les acteurs sont super... ", et l'instant d'après : "je suis au chômage, de toute façon je suis tellement nul(le), et puis cette société de m..."

De jour en jour, les sensations nous pilotent et notre vie connaît des hauts et des bas. Malgré les joies, malgré les peines, malgré les instant de lucidité comme ceux d'obscurité, rien ne semble avoir de sens. Ou plutôt le sens que nous trouvons à notre aventure change t-il sans-cesse et sans prévenir! C'est pratique d'avoir la foi en quelque chose, mais les déceptions sont aussi au rendez-vous. C'est pratique d'avoir un idéal, une passion, un objectif, mais cela ne nous renseigne pas sur la nature des sensations. Et tant que nous n'aurons pas ce "renseignement", nous en resterons les esclaves.

Aussi, le premier travail de la méditation est-il de nous aider à prendre conscience de la subjectivité. Pas d'un point de vue théorique, cela tout le monde peut le faire, mais d'un point de vue sensuel. Par exemple, le simple fait d'être assis là, sans objectif particulier, et -sentant une odeur particulière dans la pièce- penser simplement "je sens telle odeur..." est une expérience déterminante sur la voie de cette reconnaissance subjective.

Quand nous sommes capable de prendre la mesure de cette dimension subjective, nous réalisons que le monde extérieur n'est pas réellement tel que nous l'éprouvons. Nous ne savons pas "comment" il est, mais une chose est sûre : il n'est pas tel que nous le voyons. D'un point de vue intérieur, nous réalisons également que nous ne sommes pas tel que nous nous voyons, ni tel que les autres nous voient. Notre propre image, elle aussi, est porteuse de sensations agréables, désagréables ou bigarrées. Et ces sensations sont des combinaisons très complexes dans lesquelles notre propre regard, celui des autres, et toutes nos imprégnations culturelles sont continuellement en jeu et à l'œuvre.

Et puis, en dépit des aléas de l'existence, en dépit des doutes et des certitudes, persiste un certain sentiment de soi, quelque chose qui semble immuable et capable de traverser le temps sans trop de dommages. Lorsqu'on se débarrasse des obscurcissements liés aux sensations, ou autrement dit quand on acquiert une vue claire sur la nature des sensations, ce sentiment de soi est beaucoup plus présent et intense. Il devient précieux, un peu comme un diamant pour un homme qui aurait perdu toute sa fortune. Plus que tout, chacun désire maintenir sa pérennité, le protéger, le consolider, voire le développer. Le sentiment de soi soutient continuellement ce qu'on pourrait nommer "moi". Ce moi est une image, un reflet dans l'eau, une bulle dans l'espace... Et comme ce reflet ou cette bulle, il est fragile, sensible, et pourtant d'une persistance étonnante. Se sentir soi est très agréable et rassurant, et cela même au sein des pires souffrances. Le moi est ce qui nous permet de traverser l'existence tout en éprouvant un sentiment d'enracinement dans le monde, il nous permet d'envisager toute chose selon des perspectives et plus seulement de façon immédiate (comme le cochon avalant tout ce qui lui passe sous le groin), il est source de créativité, d'imagination, de compréhension... Avec le moi, il y a un avant et un après, et chacun désire atteindre un but, petit ou grand, proche ou lointain, louable ou moins louable.

 

Au plus profond de la subjectivité se trouve encore un domaine qu'on pourrait appeler spiritualité. Mais comme ce mot est assez galvaudé, je lui préfèrerai "pure subjectivité". "Pure" dans le sens où les formes mentales de ce qui est éprouvé tendent à se dissoudre, à se disloquer ou se résorber. Oui, c'est un au-delà, ou tout aussi bien un en-deçà. L'immuabilité du moi, ou plutôt son caractère persistant est un sentiment et non sa nature, car de toutes les façons il cessera un jour! Il existe dans notre esprit une force insoupçonnable nous conduisant à chercher sans relâche l'absolu des choses, l'éternel, l'indestructible. Au fur et à mesure que vous démasquerez le caractère illusoire des sensations, des perceptions, des créations mentales, puis des apparences composites et participatives du moi, vous remarquerez que la conscience cherche sans relâche à se replier sur ce qui reste, sur ce qui semble encore fiable, immuable, éternel... C'est une sorte de réflexe. Ce réflexe, le Bouddha l'a éprouvé, étudié, et aussi dépassé. Revenu de son expérience (si l'on peut dire), il déclara n'avoir trouvé aucun bâtisseur du soi, ni parmi les dieux, ni parmi les hommes, ni dans la terre, ni dans la mer... Il dit encore que le soi apparaît en dépendance des multiples causes et conditions, et qu'à cet égard il est semblable à un citadelle de l'espace, à un mirage dans le ciel ou une bulle à la surface de l'eau. C'est une réalité, puisqu'il est éprouvé, mais sans base, sans fondement, sans essence.

Entre ce "non-bâtisseur" du soi et cette quête incessante de sa pérennité se tient la"pure-subjectivité" dont je viens de parler, situation émouvante, espace de conscience frémissante où la Clarté luit d'elle-même et la Compréhension s'installe bien qu'aucun concept ne puisse les traduire. Dans la pure-subjectivité, il n'y a pas de concepts et cependant ceux-ci apparaissent spontanément. Il n'existe aucune altération, et pourtant elles se produisent. Il n'y a pas de soi valide et malgré tout le voilà surgissant et à l'œuvre. Toutes les cartes de notre brouillamini égotique sont redistribuées naturellement. Il semble que cela soit pour notre plus grand bien car nous pouvons alors approcher toute chose, tout être, tout évènement avec un esprit ouvert, frais, délié et accueillant.

Mais assez de parlotte, le b-a-ba est certainement de s'asseoir, respirer un bon coup, et attendre que ça se passe. Mais cette fois, pas comme un fainéant, pas comme un prédateur, ni même un chercheur, un jouisseur, un malade, un bien-portant... Non, simplement en étant conscient, sans jugement, paisible, présent :

J'inspire... et cette pensée "j'inspire..." est connue. J'expire... et cette pensée "j'expire..." est connue. J'entends ici battre mon cœur... et cette pensée "j'entends ici battre mon cœur..." est connue. Et ainsi de suite. Vous pouvez faire cet exercice dans toutes sortes de situations, au lit, aux toilettes, dans une salle d'attente. Mais aussi dans des situations stressantes, ou au travail, en voiture... Soyez attentif pour formuler mentalement l'énoncé le plus juste de ce que vous éprouvez dans l'instant présent. Soyez assez imaginatifs pour profiter des meilleurs occasions de pratiquer cette "attention au/avec souffle" (anapanasati). Et profitez-en bien.

Vous remarquerez qu'il est dit "je" en début de phrase et qu'ensuite ce "je" laisse la place à l'expérience elle-même. Nous passons de l'indicatif à l'infinitif. C'est un point important. Par le passé, il y eu beaucoup de traductions en langues européennes négligentes de cet aspect grammatical qui, vous l'aurez compris, est bien plus qu'une fantaisie linguistique!