Ecole de Adi Yoga - Nantes et Ile de France
 
Jour 131

Jour 131

Samedi, réunion de famille pour l'anniversaire de mon père. C'est une sorte d'événement incontournable que nous ne ratons jamais, ce qui n'est pas toujours le cas pour les autres. Mystère... Il y avait donc mes parents, mes deux enfants et leurs conjoint.es, et tous les petits enfants. Élodie ne pouvait pas venir. J'avais proposé aussi à mon père d'inviter mon ex-épouse en lui rappelant que puisque c'était son anniversaire, c'était à lui de décider selon son bon vouloir, ce qu'il fit.

Quatre-vingt-treize ans et presque toutes ses dents, ça ne rigole pas hein ? C'était la première fois que je la retrouvais depuis pas mal d'années. Nous étions restés sporadiquement en contact à l'occasion d'événements importants qui le requerraient. Et ce fut une chouette rencontre à travers laquelle j'ai réalisé à quel point elle avait changé, surtout débarrassée de tout ressentiment et d'amertume vis-à-vis de notre séparation datant de neuf ans environ. J'ai ressenti en elle beaucoup d'amour délicatement retenu. Et je fus également ravi que la découverte récente de ma situation de santé l'avait bouleversée sans générer de fausse pitié.

Nous avons passé l'après-midi à nous raconter nos vies, nos aventures, nos projets comme des vieux amis qui ne se sont pas vus depuis des lustres. Nous avons même un peu négligé le reste de la famille, mais tant pis ! Elle m'apprit par ailleurs qu'elle avait un nouveau petit ami et que c'était vraiment formidable. J'ai bien vu que de trouver un nouveau compagnon lui redonnait de la perspective et amorçait un nouveau virage dans son existence. Les rares relations que nous avions avant au travers de rencontres fortuites ou de nécessités familiales n'étaient pas aussi simples et agréables car je ressentais beaucoup de souffrance et même une sorte de désespoir amer caché dans son cœur.

Ce petit événement m'a rendu très heureux, surtout le fait que les sentiments changent alors qu'un état de fait semblait s'être installé pour l'éternité, ce qui me faisait souffrir. Lorsque nous nous sommes séparés, je lui avais dit que notre lien était indestructible, pas seulement eu égard aux trente-trois ans passé ensemble mais aussi à un lien d'amour sincère qui ne peut être détruit parce qu'il se trouve au-delà des contingences du samsâra. Évidemment, cela ressemblait à de belles paroles d'adieu, peut-être même un brin hypocrites. Mais ce jour, nous avons conclu tacitement que j'avais raison. Il a fallu aussi que j'évolue de mon côté, que je puisse surmonter la culpabilité et bien d'autres émotions.

Alors, je voudrais dire quelque chose que je viens de réaliser de façon plus profonde aujourd'hui, à savoir qu'il y a une relation très étroite, voire une indissociabilité entre l'amour et le territoire. J'ai compris qu'il ne peut pas y avoir d'amour joyeux et libéré tant qu'il existe un territoire à défendre ou à conquérir. Un territoire nécessite la présence de murailles, ce qui délimite un extérieur et un intérieur, et par voie de conséquence des biens, des idées et des sentiments à protéger ou à défendre. C'est une limite, une frontière plus ou moins perméable. Cette limite est nécessaire pour "entrer en relation" et échanger quelque chose, mais elle réduit aussi le rayonnement de l'amour, et dans les deux sens, car on ne peut échapper à la tractation, la négociation, les entrées et sorties et toutes sortes des mouvements du cœur qui, d'une pulsation plus ou moins agréable, organisent avec le temps un système rigide et froid gelant cet amour à terme. C'est pourquoi "les histoires d'amour finissent mal", nous disent les Rita Mitsouko. 😉 Ce n'est pas toujours le cas, mais cela reste une généralité très présente dans nos existences.

Personne ne peut commander à l'amour. C'est là ou ça ne l'est pas. On ne peut le manipuler, faire en sorte qu'il soit plus grand ou plus étendu, ni même en changer sa saveur, toujours particulière selon les protagonistes. Il n'y a vraiment rien à faire de côté-là et nous devrions l'accepter et voir les choses sous un autre angle. Justement celui du territoire. J'entends pas ce mot ce à quoi nous sommes attachés, ce que nous désirons, attendons, espérons et sommes prêts à donner ou partager en termes de biens, d'émotions, de sentiments, d'aventures, de projets, etc. C'est au final un fatras généré par l'ego. Le sentiment d'exister de façon séparée du reste du monde est vraiment notre problème fondamental car c'est lui qui engendre ce territoire avec tout ce qu'il contient. Le problème n'est pas tant le contenu que le contenant, car le contenant n'a pas d'existence valide, il s'auto-valide en raison du contenu qui lui non-plus n'a pas d'existence valide. Absurde ! C'est une blague qui s'auto-valide toute seule... Et pendant ce temps, l'amour se voit contraint, balloté, manipulé, entaché comme un gros melon sur un étal du marché que tout le monde tripote.

Plus que jamais, je suis convaincu que l'amour peut s'exprimer et se vivre dans la mesure de l'abandon de notre territoire. C'est difficile : cela requiert de méditer profondément sur l'essence réelle de ce que nous nous sommes approprié du monde, de notre corps, de nos pensées et de nos sentiments, et en allant encore plus loin sur l'essence réelle de ce qu'on désigne par "soi'. Est-ce une chose si établie, si puissante, si autogène, si évidente ? Cela nous amène, certainement après bien des détours, à la l'expérimentation de la Vacuité, de l'absence d'existence propre du soi. Tant de choses perdent alors de leur saveur au cours de cette expérience. Se trouver nu.e et sans défense au milieu de nulle part, sans savoir si l'on est soi ou si l'on est tout ce qui paraît en ce monde. Une tristesse réveille la nostalgie qui réveille à son tour un "Paradis enfoui". Mais après un moment, le soleil ne manque pas de se lever qui réchauffe la peau gelée de notre cœur. Aucune muraille ne s'érige alors, aucun bien ni aucune identité ne se présentent comme réellement appropriable, du moindre atome jusqu'à cette arrogante certitude du soi. Seul le rayonnement de ce soleil qui image ici l'amour dans toute sa splendeur, circulant impérieusement sans rencontrer d'obstacle et luisant équanimement sur tout, sur chacun et en tous lieus et temps.

Lorsque des objets sont inondés de la lumière du soleil, ils semblent parfois disparaître. C'est ainsi que, dans la difficulté à abandonner notre territoire, nous pouvons aussi le subjuguer et dissoudre toute frontière par la grâce d'un amour sans limite et sans restriction que nous pourrions laisser éclater depuis notre cœur. C'est l'autre méthode : l'ouverture du cœur. Comme la précédente, elle ne fonctionne pas pour tout le monde. La clé de l'ouverture du cœur est l'abandon.

"Vider et ouvrir" ou bien "ouvrir et vider", voici donc une double opportunité de libérer l'amour sans limite.

Pour finir, ce que beaucoup désignent aujourd'hui par "amour inconditionnel" est un amour qui ne rencontre pas d'obstacle, et donc de limite tout simplement par absence de territoire.

Pourtant, nous n'allons pas ouvrir notre maison et dire : "allez-y, prenez tout, je ne possède rien et je n'existe pas vraiment, je suis sans territoire..." car cela resterait le propos de quelqu'un d'insincère qui désigne ses possessions par une idée d'absence de biens personnels, son existence par une idée d'absence de soi, son territoire par une idée d'absence de territoire. Non, ce serait irrationnel et d'un dualisme subtil. Être sans territoire, c'est demeurer dans la nudité de l'être, dans l'ultime simplicité, même au sein du plus faste des châteaux. Être sans territoire est une expérience transcendantale et la logique dualiste n'y a pas cours. Être sans territoire déverrouille l'amour divin ou transcendant, et à mon goût supérieur à l'amour inconditionnel parce qu'en plus d'embrasser tous les êtres qui, sans le savoir, n'existent pas, il permet, génère et subjugue tous les territoires possibles autant que leur absence.

Alors,  l'absence de territoire prend place seulement dans la mesure de l'abandon. Il n'y a pas ici de métaphysique abstruse. Sur le Sentier, l'abandon est un acte de bravoure qui rime toujours avec amour.

La seule question est : jusqu'où abandonneras-tu ? Car en-dehors de soi, il n'y a rien à abandonner...

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