J'ai rencontré beaucoup de gens qui parlent d'atteindre l'éveil. Des personnes très différentes. Et pourtant, bon nombre d'entre-elles ne semblaient pas y croire vraiment. L'idée était parfois d'essayer d'échapper à une souffrance présente sans renoncer aux causes de cette même souffrance. D'autres fois il s'agissait d'une simple recherche de développement personnel, mais sans réel engagement dans cette quête. Le plus souvent en tous cas, il m'est apparu que les êtres entretiennent avec l'éveil une relation des plus ambiguës, faite de détestations et d'espérances, justifiant leurs avancées par leur propre héroïsme et leurs reculades par la pesanteur incontestable de leur karma. Des "mendiants d'éveil" doutant finalement de leur propension à y accéder.

Il y a du confort dans cet aspect du doute : on y trouve matière à se plaindre et à justifier ses propres faiblesses. On y place son désir le plus haut et le plus magnifié, d'autant plus brillant et désirable qu'il restera inaccessible. Et à peine s'approche-t-on de "La Chose" que le désir s'émousse, la rendant moins belle, moins claire, moins exceptionnelle. C'est que ce Nirvâna, si appétissant, se nourrit de la force de notre désir. Il est certes un propulseur indispensable sur la Voie, mais procède aussi du fantasme et de sa panoplie de stratégies. A bien y regarder, il est un reflet inversé, mais exact, de nos peurs, de nos détestations, de nos "impossibles". En maintenant le niveau de notre désir, et que nous soyons veules ou héroïques, croyants ou cyniques, nous maintenons à son égale mesure celui de l'inaccessibilité du Nirvâna. C'est une sorte d'hypocrisie spontanée. Bouddha la nommait avidya, ignorance fondamentale, ou in-science. Il y avait détecté un fonctionnement automatique auquel il mit fin définitivement pour lui-même. Le Nirvâna, altéré en tant que notion par notre propre système d'auto-illusion, participe alors de notre confusion tout en indiquant une perspective de rupture, une ébauche de chemin... C'est le nirvâna de l'état confus" ou encore le "nirvâna de l'état ordinaire"... C'est déjà ça vous me direz, mais ce n'est pas LE Nirvâna tel que le Bouddha l'enseignait!

C'est à ce jeu ambigu, à cette pensée magique que nous devrions mettre fin, non pas pour atteindre déjà le précieux éveil (encore que...) mais pour commencer à comprendre de quoi il est question quand on s'intéresse à la Libération. On éteint la lumière dans la chambre des enfants, et ils commencent (enfin!) à voir dans l'obscurité.

Pour atteindre la Vue, compréhension profonde du Réel, nous devons réfléchir. Un an, dix ans, une vie entière s'il le faut. Et nous en passerons par d'immenses déceptions. Nous serons peut-être gagnés par la terreur, la colère, le désespoir... et devrons laisser là tous ces oripeaux conceptuels, toutes ces stratégies mentales et toutes ces émotions incontrôlables qui conditionnent et entretiennent le jeu magique de notre confusion, jour après jour.

Manquer le bonheur est chose facile. Mais abandonner le malheur est un acte bien plus difficile à accomplir! C'est pourtant la première étape, une précieuse base de lancement.

Si nous méditons sans avoir développé une profonde réflexion et ouvert les portes de l'Intelligence, nous sommes semblables à des ânes assis en tailleur, les oreilles bien dressées. C'est simplement pathétique. Bien entendu qu'il se passera quelque chose. Mais quoiqu'on fasse il se passe toujours quelque chose! Croire que ce qui fait sens a un sens est une attitude infantile. Et irrationnelle. Au contraire, c'est au non-sens de toute chose que nous devrions nous intéresser. Le non-sens est une porte s'ouvrant sur "Cela-Qui-Est".

Pour toute ces raisons, Bouddha a enseigné le renoncement en premier lieu. Dans notre monde si bizarre, vautré dans l'abondance et le consumérisme et en quête de jouissances de toutes sortes, l'idée de renoncement apparaît un brin tristounette. Pourtant, lorsqu'un prisonnier est libéré, il chante! Mais comme je l'ai dit, devant la porte béante de la liberté, la Sainte Terreur l'envahit tout-de-même quelques instants!

Mes amis, serrez les fesses et surmontez vos peurs et votre insanité : Tout est là qui vous attend!

Namasté